Article « Le lien comme processus de ré-accordage à l’autre et à soi »

50 - MIMETHYS 17-09-min

Article publié dans la revue Hypnose
et Thérapies brèves
n°69

Par Marie-Anne Jolly | Masseur kinésithérapeute, Hypnothérapeute.

Si Bernheim a utilisé l’hypnose sous forme d’induction où l’hypnotiste a le pouvoir miraculeux sur l’hypnotisé qui, passivement, reçoit ce magnétisme animal, Milton Erickson a permis d’expérimenter le fait que l’hypnose est avant tout une expérience relationnelle de ré-association et de réorganisation, où l’induction ne devient qu’un moyen d’y parvenir et non un but.

« La suggestion directe repose principalement, même si cela n’est pas délibéré, sur lhypothèse que tout ce qui se produit en hypnose provient des suggestions données. Cela implique que le thérapeute a le pouvoir miraculeux d’effectuer des changements thérapeutiques chez son patient, et néglige le fait que la thérapie résulte d’une re-synthèse intérieure du comportement du patient effectuée par le patient lui-même. Il est vrai qu’une suggestion directe peut produire une modification du comportement du patient et entraîner une guérison symptomatique, au moins temporaire.

Cependant, une telle « guérison » n’est rien d’autre qu’une réponse à la suggestion et n’implique pas cette ré-association et cette réorganisation des idées, des compréhensions et des souvenirs qui sont tellement essentielles pour une guérison véritable.

C’est cette expérience de ré-association et de réorganisation de son propre vécu qui aboutit à la guérison et non la manifestation d’un comportement réactionnel qui peut, au mieux, satisfaire seulement l’observateur. » (Erickson, 1980)

La mise en place d’une relation sécure et non jugeante avec le thérapeute va permettre au patient de pouvoir faire « cette expérience de ré-association et de réorganisation de son propre vécu ». Etre en relation de façon pleine et entière participe déjà au processus de ré-association, l’induction n’étant qu’un moyen venant colorer cette relation.

La relation est du partage affectif, elle est du côté du sensible.

Tant que le patient ne perçoit pas l’intention positive du thérapeute à entrer en relation avec lui, il se raidit et ne peut pas accueillir son ressenti sensoriel. Il ne peut pas donner un sens à sa sensorialité intérieure, son sensible, de par cette incapacité à s’y relier en lien avec le thérapeute car la perception de l’intention est la clé nécessaire pour entrer en relation.

Et au contraire, quand l’intentionnalité du thérapeute est en place et qu’elle est partagée par le patient, ce dernier peut tisser entre sa sensorialité externe et interne grâce au partage affectif de l’expérience de cette relation et peut alors commencer à se ré-accorder à lui même, se ré-associer.

Il est parfois nécessaire de prendre du temps dans les premières séances pour installer ce lien thérapeutique où l’intentionalité passera de non visible à visible donnant ainsi un sens différent à l’acte thérapeutique. Le « temps long » de ce tissage relationnel permet à la relation de se densifier dans sa forme, ce qui est plus apaisant et stabilisant pour le patient que d’être dans une relation intense et courte.

A l’instar de l’induction en hypnose, l’action de toucher ne devient alors plus l’unique intention du thérapeute corporel, kinésithérapeute ou ostéopathe, elle devient la forme que peut prendre la relation thérapeutique lorsque le couple « intention-action » est bien relié. Le fait de toucher sera alors encore plus réassociant pour le patient car il aura pu percevoir quel sens donner à cette action.

L’accordage thérapeute-patient permet l’accordage du patient avec sa propre sensorialité, comme le soulignait Erickson dans la phrase ci-dessous.

« Ce n’est que récemment que l’intérêt scientifique rapidement croissant pour l’hypnose a permis de reconnaître en elle une condition ou un état intrapersonnel particulier et de grande valeur, état provenant d’une relation interpersonnelle et ayant une portée significative, tant au plan intrapersonnel qu’au plan interpersonnel. » (Erickson, 1980)

Autrement dit, c’est parce que je suis en relation avec l’autre que je peux être en relation avec moi même et donc me ré-associer ou encore me ré-accorder. Tout comme le musicien qui accorde son instrument en écoutant les notes de celui-ci et qui va lui permettre de faire « corps » avec son instrument, le patient se relie à lui même par une écoute sensible de ses sensations fluides et diverses qui vont alimenter cette relation intrapersonnelle.

Cette relation intrapersonelle est vraiment très compromise chez certains de nos patients qui souffrent depuis longtemps, soit à cause de douleurs chroniques ou de blocages émotionnels, et qui ont rompu la relation à leur sensorialité de façon à baisser leur charge émotionnelle. Le corps en relation, à soi et à l’autre, a été totalement désinvesti et ne peut plus être le terrain sécurisant pouvant accueillir les expériences émotionnelles.

Ce vide corporel est la raison pour laquelle ces patients ne peuvent pas être en introspection de leur monde sensible, et ce n’est pas une résistance de leur part.

Il est évident que chez ces patients, les traitements purement physiques sont souvent inadéquats car ils ne font qu’augmenter leur propre dissociation et les mettent en échec par cette impossibilité de se relier à eux même. Le voyage interne les met en grande insécurité et ils sont incapables de s’approprier des changements de sensations que procure la manipulation physique, ce qui est d’ailleurs très décourageant pour le praticien.

C’est aussi ce que nous retrouvons dans la théorie polyvagale de Stephen Porges. Le vagal récent ne peut s’harmoniser que lorsque la relation interpersonnelle est suffisamment sécurisante et qui permet l’adaptation du corps en relation, aussi bien au niveau de ses rythmes que de son relâchement, une écoute particulière intrapersonnelle, une synchronisation.

C’est ce que nous allons développer dans le cas clinique qui suit.

Madame L est une patiente de 80 ans qui s’est fait opérer d’une prothèse totale de hanche il y a 18 mois. Malgré des séances de kinésithérapie post-opératoire pour réharmoniser musculairement sa nouvelle hanche, elle garde une douleur floue et lancinante à la marche que le chirurgien ne comprend pas.
Vivant seule, cette situation commence à l’handicaper pour pouvoir rester autonome et indépendante dans sa vie.

Nous commençons alors un traitement en kinésithérapie et les trois séances que nous faisons n’améliorent en rien sa gêne, et connaissant le très bon travail fait avec mon collègue, je fais l’hypothèse que le volet corporel est venu trop vite dans le processus thérapeutique.
Je perçois alors le fait qu’elle ne peut pas accueillir un quelconque changement de son état corporel car elle est dissociée de son corps, elle ne peut plus accueillir sa sensorialité comme nous venons de le voir ci-dessus. Il m’apparaît alors essentiel de reprendre du temps pour rendre visible l’intention thérapeutique qui est d’être pleinement en relation avec elle et d’avoir un partage affectif lui permettant de se relier au sensible.
C’est alors que nous nous décidons à arrêter le traitement physique et nous programmons une séance d’hypnose.

Lors du premier rendez-vous, ce changement de cadre a comme effet sur elle de l’autoriser à se livrer très différemment.

Elle me dit que sa vie est « une vie gâchée » du début jusqu’à la fin. Elle garde de son enfance le souvenir d’évènements froids qui se succèdent dans une famille où l’affection et le toucher ne sont pas possible. Elle n’a pas pu expérimenter la relation à un monde sécure où les actions sont reliées aux intentions et permettent un partage affectif. Au contraire, le monde dans lequel elle grandit est un monde où les actions sont des gestes opératoires dénués de toute affection aggravant le processus dissociatif.

A partir de l’adolescence, elle se renferme sur elle même et à 18 ans, le premier jeune homme qui la regarde l’épousera après deux années de fréquentation en tout bien tout honneur.

Ce sont deux démunis affectivement et émotionnellement qui commencent alors à vivre ensemble ne sachant pas comment entrer en contact ensemble. Leur sexualité est quasiment inexistante et très désinvestie de toute affection mais ils auront quand même deux garçons dont le premier meurt à la naissance. Pour le deuxième garçon, elle s’avère être une jeune maman qui fait tout pour rentrer en lien avec ce nouveau né et essaie de faire différemment de ce que sa famille et sa belle famille lui lèguent en le touchant beaucoup. Jusqu’au jour où sa soeur lui déconseille vivement de continuer à câliner ainsi son fils de sept mois auquel cas il deviendra fou et ne pourra plus « lâcher » sa mère.

Elle prend peur et décide de suivre les conseils et ne touche plus son fils sauf pour les soins et de façon froide et opératoire.

En se coupant affectivement de la relation à son fils, elle se coupe de la même façon de son propre corps qui lui permet de ne plus ressentir de sensation et donc d’émotion, ce que nous avons vu avant sur le lien entre la relation interpersonnelle et intrapersonnelle d’Erickson.

Avec cette patiente, nous reprenons le temps de créer une relation circulaire qui prend forme tranquillement les deux premières séances, et nous trouvons un objectif commun à la troisième séance qui est de retrouver quelques sensations car elle se trouve trop anesthésiée, comme si elle n’avait pas de corps. L’intentionalité est maintenant visible et met du sens à l’action thérapeutique. Notre relation se densifie.

Je lui demande alors l’autorisation de me rapprocher d’elle. Comme le fait remarquer Julien Betbèze dans son texte sur « L’Autonomie relationnelle », cette demande d’autorisation permet au patient de valider le fait que le thérapeute ne s’adresse pas « à un patient passif, mais à un être éthique qui possède sa propre liberté en devenir » (2017).

Je lui propose de laisser les yeux se fermer de façon à mieux voir ce qui se passe dedans et je lui explique que ma main va se poser dans son dos, entre ses omoplates.

C’est un exercice que nous proposons en Thérapie du Lien et des Mondes Relationnels. Dans un contexte de psychotraumatisme, comme pour cette patiente, le lien au monde peut être altéré et le thérapeute est perçu comme un des éléments de ce monde traumatique. Le travail thérapeutique va donc d’abord commencer par expérimenter le fait que le thérapeute se différencie de ce monde traumatique et qu’il permet l’ouverture à un autre monde où la sécurité en lien est possible.

« Le corps qui dysfonctionne est l’expression d’un désaccord relationnel qu’il s’agit de réharmoniser grâce à la thérapie ». (S. Roy, V. Bardot, E. Bardot, 2022)

Après un moment de silence, elle commence à me dire qu’elle ressent une chaleur très douce, tellement agréable qu’elle lui donne envie de se recroqueviller. Elle part en flexion antérieure de tout son buste et des larmes commencent à couler.

Je lui propose qu’une partie observe comment la chaleur voyage dans les parties qui en ont besoin et fait des choses importantes pendant que les larmes continuent de couler.

Elle me dit que ce sont des larmes de douceur car cette chaleur est tellement agréable.

Nous restons ainsi le temps nécessaire pour lui permettre d’accueillir cette sensation de chaleur et d’observer comment la femme d’aujourd’hui se relie à cette sensation tellement importante pour maintenant et toujours.
Thérapeute: « Et vos yeux s’ouvriront lorsque l’expérience aura été suffisamment pleine et entière ».

Lorsqu’elle rouvre ses yeux, l’expérience commune que nous venons de partager est forte et je lui fais remarquer que nous venons de nous autoriser ensemble à vivre cette expérience sensorielle et que ça vient enrichir notre relation.

De son côté, elle peut percevoir mon intention positive d’être en relation avec elle. Elle sent que je suis prête à partager avec elle, donc elle peut commencer à devenir autonome dans le partage avec moi.

Je la vois très touchée et je fais l’hypothèse que cette expérience augure les premiers pas vers la ré-association, comme nous l’avons vu avant avec Erickson.

Ce processus en cours va être renforcé par la répétition de cette séance trois fois. Il nous paraît important de valider le fait que tout apprentissage mérite d’être refait, d’autant plus quand celui-ci s’est arrêté ou n’a pas été fait.

Nous ne nous sommes pas encore revus, mais deux hypothèses de travail se profilent.
Soit nous continuons encore quelques séances pour lui donner la possibilité de continuer à se relier à ses sensations, soit elle a suffisamment de sensation pour reprendre un traitement en kinésithérapie qui possiblement ne sera peut-être plus nécessaire ou qui demandera beaucoup moins de temps. Le partage affectif a permis le ré-accordage avec elle même.

Elle me perçoit maintenant comme un témoin de la vie et non pas comme un expert, car la vie est un partage affectif et c’est ce que nous avons expérimenté ensemble.

Se relier en tant que thérapeute à son processus de création nécessite que ce dernier puisse aussi être en accordage avec son sensible. C’est aussi le processus que nous retrouvons chez les artistes.

Lorsqu’on interroge Wajdi Mouawad, dramaturge et metteur en scène libano-québecois, sur l’émergence du processus de création, il explique que chez lui, ce processus commence toujours par l’apparition d’une sensation, un peu comme si quelqu’un ou quelque chose le regardait dans tous les sens du terme.

Il se sent concerné par une pensée, une situation, à tel point que quelques sensations commencent à apparaître. Mais il ne doit pas essayer de les « attraper », il doit attendre en lâchant-prise, que ces sensations se tissent, prennent une forme.

« Vous avez des fragments de puzzle mais chaque fragment est une énigme.

Il faut être patient pour avoir l’image complète. » (Wajdi Mouawad, 2019)

Et tout à coup, toutes les sensations s’agglomèrent et prennent forme.

« Ca me saisit… Je vois un individu, qui est la personnification de l’histoire… on fait connaissance, et tout à coup les choses se mettent à bouger et j’écris. » (Wajdi Mouawad, 2019)

La thérapie serait-elle, à l’instar d’une scène de théâtre, un espace commun où le processus de créativité émerge de la rencontre entre le thérapeute et le patient?

Le thérapeute s’imprègne de l’histoire de son patient en laissant des formes apparaître de cette rencontre singulière. C’est l’apparition de ces formes partagées par les deux antagonistes dans la bulle hypnotique qui permettront l’émergence des sensations.

Chaque rencontre thérapeutique participe au tissage relationnel où les effets de la relation seront accueillis autant par l’un que par l’autre leur permettant ainsi d’enrichir et de densifier la relation. Cet accordage relationnel à l’autre procure des sensations à soi et participe à son propre accordage.

C’est lorsque le thérapeute est « touché » par l’histoire du patient, qu’il va en retour pouvoir toucher son patient par la congruence des effets de cette relation vivante et qui se réajuste sans cesse.

N’est-ce pas ce que Eric Bardot exprime aussi dans la phrase qui suit.

 « C’est lorsque je suis « dans mon corps » que le sens émerge. Dans la dépression, je suis en perte de sens, je suis déconnecté de mon corps…/… Il s’agit, à travers les phénomènes hypnotiques, à travers la bulle hypnotique, de remettre en place le « nous », c’est-à-dire le processus de réhumanisation qui va réorienter la question du sens et permettre au patient d’internaliser ses expériences ressources. »



Bibliographie

Erickson M.H. L’intégrale des article de Milton H. Erickson sur l’hypnose, Tome IV, Bruxelles, Satas, 2001

Marlien E. Le système nerveux autonome, de la théorie polyvagale au développement psychosomatique. Editions Sully, 2018

Bardot E., Bardot V., Roy S., « De l’HTSMA à la Thérapie du lien et des Mondes Relationnels », Satas, 2022

Bardot E. « Hypnose et thérapies brèves », N°63, nov-déc-janv 2021-22, « Se libérer du passé »

Betbèze J. Hors séries « Hypnose et thérapies brèves », N°11, mars 2017, « Autonomie relationnelle»

France Culture, Interview de Wajdi Mouawad avec Arnauld Laporte dans l’émission « Les Masterclasses » du 30 juillet 2019